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Terrasse

Début de nouvelle inspirée (de manière lointaine) par "Le message" d'Andrée Chedid, un homme et une femme se retrouvent un soir d'été.


Ils ont rendez-vous au pont. Elle l’attend sans bouger, il pourrait la planter là, ne pas venir. Cette fois c’est elle qui va le laisser, parce que c’est trop tard, que le bonheur une fois qu’il est devenu un malheur ne peut plus redevenir un bonheur, avant de l’apercevoir, quitter le pont, se révolter. Et puis il arrive, les mains dans les poches, avec cette allure faussement calme qui apaise un moment la révolte, faussement.

Il fait encore très chaud ce soir, l’air ne fraîchit presque pas, c’est parce que la ville est contenue toute entière dans le fond d’une cuvette à garder la chaleur accumulée de la journée. Les façades des immeubles en briques et en béton sont encore imprégnées du soleil, quelque chose dans l’odeur, l’odeur de la chaleur, identique à celle qui colle les cheveux au front et dans la nuque. Les terrasses au bord du canal sont pleines à craquer, la ville est pleine, ça déborde, ça l’écœure de les voir tous agglutinés, les autres couples qui ont eu la même idée, boire un verre en terrasse, contrer la chaleur des appartements, elle ne veut pas savoir que leur histoire ressemble à de nombreuses autres qui se vivent en même temps au même endroit. Pourquoi refuser toujours de prendre le même chemin que les autres ? Ils s’enfoncent dans les ruelles, trouver un peu de calme, sans se presser, elle sait comment la soirée va se poursuivre, jusqu’à quel point la tension va monter. Elle y pense maintenant et des frissons lui naissent dans l’entrejambe, de loin, de très loin en longeant les parois, le sang qui afflue, qui gonfle, qui pèse comme pour l’attirer vers le sol, sous l’effet de la gravité et elle imagine son sexe chaud à elle sur son ventre à lui. Il ne l’a pas encore touché, ne fera pas un geste dans sa direction tant qu’ils ne seront pas chez lui, tu vois comme je te connais. Dehors il ne la touche pas et à marcher côte à côte on pourrait les croire simples passants forcés, de par la taille du trottoir, étroit, et de la foule, imaginaire, de marcher l’un près de l’autre jusqu’à ce que finalement l’un dépasse l’autre pour continuer sa route. Qui crains-tu de croiser ? Ta femme ? Ta copine ? Je ne connais rien de ta vie. Il n’y a pourtant rien de féminin dans son appartement, ni bijou, ni maquillage, ni cheveux accrochés à une brosse. Et puis elle réfléchit à l’instant où elle le quitte son appartement, tout remporter, faire disparaître sa présence, peut-être d’autres en font-elles autant, peut-être lui-même retire-t-il toute présence des femmes dans son appartement, nettoyant jusqu’à la moindre parcelle de son parquet, du carrelage de la salle de bain et de sa peau qui a respiré l’odeur de la femme, de ses mains qui ont touché, de sa langue qui a léché. Il l’a dit. Elle essaie de le reformuler exactement comme lui. Je ne peux rien t’offrir de plus. A-t-il rajouté une explication? Elle fronce les sourcils, c’est pourtant ce moment, cette phrase qui ont tout changé. Il ne peut rien offrir mais revient à chaque fois, semblable à ces fantômes que l’on découvre dans les films qui vous parasitent l’esprit, vous épuisent, vous poursuivent sans relâche dans une maison immense, la maison immense est sa tête à elle dont il occupe tout l’espace.

Ils s’arrêtent dans un bar inoccupé, fait pour le hasard, les bars sont toujours ou pleins ou vides, on ne comprend pas comment ces derniers se maintiennent. Dans la salle, à travers la vitre, elle aperçoit un bout de l’écran géant qui diffuse un match de foot. Ils s’installent sur la terrasse en forme de L, le vide est moins gênant dans la rue. Elle aime pouvoir déjà deviner comment la soirée va se poursuivre, boire beaucoup et puis décider rapidement de la destination à prendre, l’appartement qui les accueillera pour la nuit. En se concentrant, elle entend les gens du canal et ça forme un essaim d’abeilles, un mouvement qui se prépare, qui vient droit sur eux depuis le bord de l’eau, c’est une pensée éphémère qu’elle a souvent, celle d’un drame à venir, et alors elle hésite à se lever et partir, plus loin, au-delà du bruit et de la ville...



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