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Le temps du trajet


Court texte sur le thème de la Puissance sélectionné en septembre 2018 par le Festival Littérature etc.

Puissance : Autorité... Pouvoir... Force [...] d'un mécanisme. CNRTL.

Very short story about power for the literary festival Littérature etc in september 2018.

Power : Authority...Strenght...of a mechanism.


 

Elle ne prend jamais les transports sans un livre, posé tendrement sur ses genoux, elle en suit les lignes du bout de l’ongle, sans prêter attention au train qui s’arrête et repart.

Quelqu’un s’installe en face d’elle. Par réflexe, elle lève les yeux. Un homme, jeune. Ils croisent leurs regards avant qu’elle reprenne sa lecture.

- Il est génial ce livre, dit la voix de l’homme.

Elle relève la tête.

- Je viens juste de commencer, elle répond par politesse.

- J’avais vraiment adoré, je suis sûre que ça va vous plaire.

- Qu’est-ce qui vous a plu ?

- L’ambiance, les personnages, ça monte en puissance et j’ai…

Le train accélère en sifflant. Elle a du mal à l’entendre, essaie de lire sur ses lèvres. Il pointe du doigt la place à côté d’elle et sans attendre qu’elle acquiesce, s’y assoit.

- Y en a un autre du même auteur qui est top aussi, comment ça s’appelle déjà…

L’homme n’est pas désagréable mais elle n’a pas envie de discuter. Elle baisse la tête sur son roman pour qu’il comprenne.

- Y a un passage dans celui-là vraiment magnifique. Je peux ?

Elle n’ose pas dire non, lui tend. Il tord les pages, accroche ses doigts aux deux tiers et lui place sur les cuisses, ses mains lui servant d’appui. Elle se dit qu’il s’appuie sûrement pour être plus à l’aise ou comme l’on poserait sa main sur l’épaule d'un ami en lui faisant la bise. Elle regarde le passage qu’il lui montre. Ses mains deviennent plus lourdes. Elle n’ose pas le repousser, si elle se méprend, ne veut pas créer d’histoires. Ce n’est pas comme s’il lui avait mis la main aux fesses. Elle n’arrive pas à se concentrer pourtant, les lignes se floutent. Sous le livre, les doigts de l’homme commencent à former des petits cercles, une sensation de papier de verre qui frotte sa peau. Elle fixe le vide, s’enferme, n’entend pas la voix qui annonce l’arrêt, ne sent pas qu’il a retiré ses mains pour se lever, laissant une marque chaude. Elle devine qu’il se tient au bord de la porte pour la fixer, une ombre au bord de ses yeux. Les gens s’engouffrent dans la rame. Elle a honte d’avoir laissé faire, attend son arrêt sagement. Quand elle se lève, le livre tombe, elle ne le ramasse pas.


A.S-D.


Illustration ©Surfaces Studio


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