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La mort de Renegado

Nouvelle inspirée par l'histoire du taureau Renegado, seul taureau mis à mort à Paris lors d'une corrida organisée pendant l'Exposition universelle de 1889.

Sources :

« La tauromachie, histoire et dictionnaire », éditions Laffont, sous la direction de Robert Bérard

« Corridas. De sang et d’or » de Marine de Tilly

2ème prix du concours de nouvelles 2018 organisé par l'Université Paris 8 sur le thème "Jeu".

Pour découvrir les textes lauréats, c'est par ICI.

For this story, I have been inspired by the story of Renegado, the only bull killed in Paris during Universal exhibition of 1889.

Second prize of a competition organized by Paris 8 University. Theme : Game

You can read the other stories HERE.



 

Isabelle rapproche sa main du flanc puissant qui frémit avant même le contact, comme pour se débarrasser d’une mouche. Elle sent la chaleur qui se dégage du corps massif et observe les courbes des muscles, inhumains. Enfin, elle dépose sa main minuscule et pâle sur le pelage humide et d’un noir d’obsidienne. L’odeur de foin sale enserre l’air et, la taille étouffée par sa robe, Isabelle ouvre discrètement la bouche pour respirer par petites bouffées. Le maître de la ganaderia, Sabino, a ramené l’animal spécialement d’Espagne pour l’Exposition et lui tapote le front avec fierté avant d’empoigner l’une des cornes blanches, un immense croc prêt à le lacérer. Le taureau souffle.

- Comment s’appelle-t-il ? demande-t-elle.

- Renegado, s’esclaffe l’homme.

Renégat. Elle, ancienne reine d’Espagne, présentée à un traître.

- Ne bougez pas Madame Isabelle, crie le photographe. Souriez !

Isabelle fixe l’objectif, le bras toujours tendu sur le pelage, en travers de la porte du box. Soudain le taureau avance une patte, le sabot claque sur le sol, le ventre gonflé se balance comme une outre, et elle sursaute en s’écartant. Les hommes autour rient. Isabelle crispe la mâchoire, se tient raide pour la photographie, ne sourit plus. Elle ne voulait pas revenir, a déjà assisté à la première de cette arène en juin, un simulacre de sa tradition, des exercices d’agilité grossiers et des Parisiens ennuyés et ennuyeux prenant tout ceci pour un jeu. Mais elle doit y assister encore, s’y trouver, en représentation. Elle se gratte la joue du bout des ongles, la marquant de fines lignes blanches, attend l’organisateur des courses, Mariano Hernando qui discute. Le photographe range son matériel, et pose son regard sur elle qui attend. Elle repère dans son expression une moue, des sourcils qui se haussent, quelque chose de l’ordre du mépris. Elle serre la gorge de son éventail et passe le seuil. Après tout, Mariano n’a qu’à la rejoindre. Sur la piste, la lumière de juillet l’aveugle, la chaleur suffocante la fait rougir, bochorno. La terre ocre salit le bas de sa robe et la poussière remplit son nez. Elle tient un avant-bras en visière, sur les gradins en bois, les visiteurs en contre-jour se pressent, et cela ressemble à une colonie d’insectes grouillants. Quelqu’un pose sa main sur son épaule pour la conduire à l’arrière de l’arène, dans la salle réservée aux hommes qui vont assurer le spectacle.

Ils se taisent quand elle rentre, se lèvent en la reconnaissant, faisant racler les pieds de leurs chaises sur le carrelage. Ce sont des hommes d’Espagne, du même sang qu’elle. Au centre, la star, Lagartijo « Petit lézard ». Il porte sa tenue dorée et son chapeau qu’il dépose avant de la rejoindre. Isabelle a honte de voir un homme si important participer à cette mascarade de corrida. Il penche son corps sec en avant, sa bouche se pose, humide et chaude sur le dos de sa main. Ses cheveux brillent, imprégnés de bandoline, noirs comme le pelage de la bête.

Dans la tribune, des personnalités politiques sont déjà installées, généraux, députés, sénateurs, qui parlent bruyamment. Une seule femme, celle qui accompagne le député Wilson, elles ne s’adressent pas la parole, se saluent poliment de la tête, avec délicatesse. Isabelle s’assoit sur un siège recouvert de velours grenat. Le lieu est rempli maintenant, et le bleu du ciel coupé par la courbe de l’édifice. Au loin, elle aperçoit la pointe de la tour conçue par Monsieur Eiffel, tout juste achevée, longiligne, une broderie métallique, attirante et vertigineuse, surmontée d’une pointe, étrange quenouille.

Ils pénètrent dans le cercle, les picadors sur les chevaux, les banderilleros à pied et l’artiste Lagartijo. Elle se penche par-dessus la rambarde, qu’il a fière allure pense-t-elle. Elle embrasse son pendentif de Sainte Eulalie, ferme les yeux, imagine le public d’Espagne, bouillonnant, le sol tremblant, pense aux gestes de Lagartijo, qu’il devra ici réfréner.

- Tout va bien Madame ? interroge l’organisateur penché sur elle.

- Oui, répond-elle d’une voix serrée.

- Ne vous préoccupez pas tant, cela froisse vos traits, tout ceci n’est qu’un amusement.

Elle dépose un doigt sur sa bouche pour l’inciter à se taire. Il recule sur son siège sans rajouter autre chose.

Le bruissement et le balancement en avant de la foule s’accentuent au moment où le taureau est lâché, tous veulent voir le renégat, d’une noirceur diabolique, amplifiée par la clarté de Paris. Il lève le museau pour découvrir son nouveau territoire. Les picadors l’encerclent, maintiennent les rênes que les montures voudraient emporter. La bête se précipite sur ce qui s’agite. Un homme se penche, Isabelle aperçoit le reflet de la pique. Elle ne voit pas si la lame a pénétré la peau, l’animal ne réagit pas, revient à la charge et enfonce une corne dans l’ars d’un cheval qui se pare alors de rouge. Demain il sera mort pense Isabelle.

Elle se tourne, sent les ressorts de son siège, sous le velours. Les hommes qui l’entourent ont les yeux qui brillent, l’autre femme a porté son éventail à sa bouche mais sans détourner le visage de la scène.

Isabelle transpire dans sa robe épaisse, des gouttelettes se forment entre ses seins, la démangent. Elle s’évente avec force, une mèche de cheveux reste un instant suspendue en l’air. Les picadors sortent de scène sous les applaudissements, faisant disparaître les chevaux blessés. Les banderilleros aux dentelles noires confrontent la bête, sans jamais la quitter des yeux, l’obligent à s’enrouler autour d’eux et harponnent, à l’endroit où Isabelle a posé sa main plus tôt. Elle a le cœur qui comprend et gonfle, cette fois tout est différent, la corrida vient de commencer.

Les bandelettes en papier crépon sautillent sur le flanc gonflé, et ressemblent aux tresses que les petites filles nouent sur les poneys. Le sang ne coule pas encore sur le dos sombre. Isabelle suffoque à cause de la chaleur, relève légèrement le bas de sa robe, délace ses chaussures. Des encouragements en espagnol résonnent contre les murs de la fosse « ¡ Lagartijo ! » puis « ¡ Matalo ! » A mort. Isabelle sourit. Le silence est le pire ennemi de la corrida. Le renégat passe devant elle, les poils trempés, le museau couvert d’écume et le dos rouge balafré. Elle enfonce ses poings dans la banquette pour se redresser et réduire la douleur des ressorts qui irritent ses nerfs. Lagartijo se tient digne, beau en matador. S’il veut vivre, il devra mettre fin à l’existence de l’autre.

Il se rapproche en ondulant son drap de serge rouge sur la terre sèche et jaune sans cligner des paupières. Lorsque l’épée s’enfonce dans le cou, les applaudissements et les sifflements en réponse fusent de tous côtés. « C’est un scandale ». Le député Wilson saisit sa femme par le bras et la tire hors de la tribune. Isabelle ne réagit pas aux plaintes, reste concentrée. Lagartijo et le taureau continuent à se fixer, à respirer au même rythme. Le taureau rompt le contact pour rejoindre par petits bonds, avec une grâce étonnante pour son poids, le passage entre les gradins qui le mènerait à son box.

Isabelle croise le regard du maître de la ganaderia, qui applaudit dans sa direction et continue ses gesticulations. Si l’animal meurt avec panache, c’est à sa porte qu’ils viendront tous frapper. Elle n’en peut plus de la chaleur, retire ses chaussures, pose ses pieds moites sur le bois, ses empreintes s’y impriment. En relevant la tête, elle remarque que Lagartijo s’en vient dans sa direction, pendant qu’un autre homme attise la colère de la bête. Il s’arrête devant la tribune, et à elle seule, dans leur langue, demande ce qu’il doit faire.

Autour d’Isabelle le silence se fait. Ils savent ce qu’il a demandé, ils comprennent. Isabelle fixe la bête puissante et fière, et sans attendre l’approbation de quiconque crie « ¡ Matalo ! ». D’autres voix la suivent en écho. Le matador retourne au centre de la piste, fixe l’animal qui s’élance, conduit le geste, force le mufle à frôler le sol. L’épée disparaît dans la peau, comme coupée en deux, lutte de deux corps duende, l’inspiration du torero. Quelques personnes protestent encore, faussement, se cachant derrière leurs doigts entrouverts, la violence attire le regard, échauffe les esprits et les corps. Un jeune garçon s’évanouit dans la foule, un attroupement, essaim d’abeilles en costumes, se forme pour l’évacuer. Le taureau ne bouge plus, il a compris que sa vie allait prendre fin.

Il a encore la possibilité d’emporter avec lui Le Lézard, s’il le décide.

Ils esquissent quelques pas l’un vers l’autre, final d’une danse à mort, dans quelques secondes l’un des deux va traverser l’autre, tuer. La sueur forme une couche luisante sur le front de l’homme, dégouline le long de son nez, stationne sur la ligne de sa mâchoire et se laisse tomber à chaque gonflement de sa poitrine. Les rayons du soleil frappent son costume doré comme paré de centaines de diamants. Dans un dernier sursaut, le taureau baisse la tête et s’élance, la démarche d’abord bancale puis déterminée.

Le lézard l’attend, patiemment, jusqu’à la dernière seconde. Il n’a pas le droit de trembler. Il fait voler son drap autour de lui et Isabelle frémit, et le bas de son dos vibre, et c’est douloureux et grisant à la fois. Elle se lève, serre la rambarde pour puiser la force du lieu, du moment, querencia. La dernière estocade. L’animal planté s’affale, propageant des nuages de poussière dans l’air brûlant. L’homme se penche vers l’ombre exsangue, le sang coule de l’épée. Il et se tourne vers elle. Isabelle lit toute la force de l’Espagne dans ses yeux. Le taureau est mort.

Le matador fait le tour de l’arène accompagné de ses banderilleros et picadors. Les gradins se vident lentement, la foule suit les couloirs de l’arène à petits pas pour rejoindre la sortie. Isabelle reste. Le taureau est photographié, puis tiré par les cornes laissant de longues traces sur le sable qui ne sont pas recouvertes immédiatement. Isabelle dresse la tête vers le ciel, libre.


A.S-D.

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