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Ces corps non réclamés

Texte composé lors de la résidence du dramaturge Simon Diard à la bibliothèque Oscar Wilde (Paris XX) en 2019/2020 et axée autour de la figure du fantôme.

Le 3 septembre 2003 à la suite d’une canicule qui a touché toute l’Europe, 57 victimes parisiennes sont inhumées sans que leurs corps n’aient été réclamés. C’est ce qui m’aura inspiré ce texte, ce qui s’efface et ce qui reste, les objets, les souvenirs, les gestes...

On September 3, 2003, following a big european heatwave, 57 old people were buried without their bodies having been claimed. I wrote this story thinking about them, what will be left, what will be lost, for the ghosts... (with the help of Simon Diard).



 

Il fait très chaud. Ils ont dit à la télévision de ne pas sortir. Alors je ne suis pas sortie. Je ne me souviens pas être tombée, je me suis réveillée allongée par terre et maintenant je gratte le sol du bout des doigts. J’ai un peu peur, il me manque un morceau de temps. Je reconnais le parquet de mon appartement, c’est dur et frais aussi, je le sens à l’arrière de ma tête. Il fait sombre. Il ne faisait pas si sombre quand je suis tombée. Au-dessus de moi, quelque chose de blanc, qui ressemble à ces spéléothèmes qui tombent des plafonds dans les grottes. La nappe de la table du salon. J’ouvre la bouche pour appeler, mes lèvres sont craquelées et les mots restent à résonner à l’intérieur. Lorsqu’il nous arrive un accident, l’on voudrait que le monde le remarque, l’inquiétude est un sentiment qui se partage. Mais lorsque l’on vit seul, inanimé, debout, cela ne fait aucune différence, l’on n’a pas d’autre choix que de s’occuper de soi. Je me tourne sur le ventre, appuie mes paumes si fort sur le parquet que j’ai l’impression qu’elles vont éclater et se répandre comme la pulpe d’une orange. Je me retrouve à genoux, en prière. Devant moi, le canapé et la petite étagère de livres, surmontée de ce précieux vase en céramique que l’on m’a un jour offert pour mon anniversaire. Je pose un pied, l’autre. J’ai perdu un chausson dans la chute. Je me redresse, trop grande pour la pièce.

J’ai dû rester longtemps au sol.

Je serre les oreilles de la chaise. L’horloge au mur, je ne distingue pas bien, indique onze heure sept ou dix heures sept peut-être. Je touche mon bras, mes hanches, je ne suis pas blessée, je touche mon visage, appuie trop fort mes doigts contre ma peau qui bruisse à la manière du papier calque. Je déglutis, ma langue est chargée. Je lâche la chaise pour rejoindre le mur et le longer jusqu’à l’interrupteur. Le contact avec les matières est sensible, ça me fait penser au premier repas après une longue période de jeûne, chaque ingrédient porteur d’une intensité toute nouvelle. J’appuie. La lumière me brûle les yeux, un éclair blanc les traverse. J’éteins.

J’ai dû rester au sol très longtemps.

Je franchis la porte, parcours le mur du couloir au chuintement plus lisse, plus doux. Je revois mon mari s’appliquant pour poser le papier peint, équilibriste sur le tabouret en plastique. Le froid traverse mon pied nu. Il y a ces irrégularités du parquet, les petites fentes, les rayures et aussi les miettes, la poussière accumulée le long des plinthes. Je retrouve ma cuisine. Une odeur forte, piquante, presque animale, me monte au nez. La coriandre que j’ai laissée dans une tasse remplie d’eau. Le bouquet a macéré, la même haleine qu’un tas d’ordures. Sans appui, je traverse lentement la pièce jusqu’à l’évier, en ouvre le robinet et étudie la manière dont l’eau s’écoule en ligne droite du robinet au verre, le son que cela produit et puis il y a ce froid qui traverse l’ivoire de mes dents, c’est douloureux, je serre mes incisives du haut entre le pouce et l’index. Le verre grince quand je le pose dans l’évier comme si je l’avais frotté contre du sable. Je fuis l’odeur, retourne au salon. Quelque chose a changé. J’ai l’impression de revenir chez moi après un long voyage, dans un décor sans vie, sans dimension comme si c’était ma présence qui rendait les objets vivants, et même plus encore, ma mémoire. La bibliothèque du côté droit, le buffet de l’autre, la table au centre et plus loin contre le mur entre les deux fenêtres, la tablette sur laquelle j’ai déposé quelques souvenirs et plus haut, accroché, le miroir traversé de tiges métalliques composant un soleil noir. Je voudrais que l’on se souvienne un peu de moi. Je frotte ma tête.

J’ai dû rester trop longtemps au sol.

Je rejoins la tablette. Je connais la provenance de chaque objet. Il y a ce porte-clés réalisé avec des graines de corossol qu’une propriétaire d’auberge m’a donné en Thaïlande, ce bracelet tressé offert par un chauffeur de taxi iranien, cet éventail peint du Brésil, et puis il y a ces cœurs en origami offerts par ma fille quand elle était toute petite. Avant de les accrocher, je les ai gardés longtemps dans leur enveloppe d’origine au fond d’une boîte métallique contenant les cartes postales, de moins en moins chaque année, les mots d’amitié, d’amour et les dessins d’enfants. Je garde les souvenirs de ceux qui sont encore en vie mais aussi de ceux qui ne sont plus là pour en parler. Et moi, qui parlera en mon nom ? On ne m’imaginera pas en train de vivre. On ne verra de moi qu’un vieux corps.

Combien de temps je suis restée par terre ?

Je me souviens que sur l’enveloppe elle avait écrit en majuscules d’enfant : interdiction de l’ouvrir avant ton anniversaire maman, suivi d’une maladroite tête de mort dans un triangle. J’ai obéi. Je ne sais pas ce que ma fille devient. Elle a grandi, elle est partie. Les rancœurs, ça finit bien par passer un jour ou l’autre. En levant la tête, je me rappelle la porte-fenêtre entrebâillée. Je ne voulais pas rester totalement enfermée, pour avoir l’impression d’être avec le monde. Le rideau respire, des brindilles et des petites fleurs séchées, soulevées par le vent, ont pénétré dans l’appartement. Je franchis la petite marche et m’appuie contre le garde-corps. Il fait moins chaud.

J’ai dû dormir plusieurs jours.

Ma robe est trop ample, dessous, mon corps a fondu. Les voitures et les gens foncent sur l’artère. A la télévision, ils ont dit de ne pas sortir, ils ont dit que cette canicule de 2003 était la plus chaude jamais observée depuis 1950 alors j’ai écouté, je ne suis pas sortie. Pour ces corps non réclamés je dis à haute-voix. Où est-ce que j’ai lu ça déjà ? Un discours après la guerre je crois, non une inscription plutôt, un cimetière, ces soldats morts ensemble, enterrés ensemble, devenus des corps non réclamés, sans famille, sans souvenirs. Le bruit de la ville me fatigue. Un léger courant d’air me chatouille, je frissonne. La fenêtre refermée, je me tourne vers la bibliothèque pour observer les tranches des livres. Jamais je ne finirai la lecture de tous les livres de ma bibliothèque. J’attrape les écrits d’Etty Hillesum, j’en avais corné la dernière page lue, à peine à un tiers, je lis je ressens une paix bienfaisante, je me sens renfermée en moi-même. Un feuillet tombe, quelques notes prises lors d’une conférence le 21 mai 1972. Je n’ai jamais relu ces notes. J’imagine qu’un jour prochain, quelqu’un va l’ouvrir et tomber dessus, il ne comprendra pas mes pattes de mouche, cela n’aura aucune valeur personnelle pour lui et jettera tout sans regrets, sans difficultés, moi qui aurai hésité toute ma vie à me débarrasser du passé. Nos affaires n’ont bien de valeur que pour nous. Je m’assois sur le parquet, glisse une main entre les pieds de la table pour saisir mon deuxième chausson et m’allonge. Il fait nuit. Au plafond défilent au même rythme que les voitures des taches de lumières. Ça me rappelle la chambre chez mes parents, la lumière qui traverse les volets, pointillés sur le mur. Il fait bon, je sens la fraîcheur derrière ma nuque. Je ferme les yeux. Je voudrais qu’il reste un peu de ma mémoire quelque part, qu’elle rejoigne ces énergies qui composent la terre. La pointe ronde et fantomatique de la nappe continue de s’agiter.

Je vais rester au sol encore un moment.


A.S-D.


Illustration et photographie ©Bibliocité pour les Bibliothèques de la Ville de Paris, 2020

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