Texte inspiré par "La faim" de Knut Hamsun auquel j'emprunte le titre, et par "Vingt-quatre heures de la vie d'une femme" de Stefan Zweig.
Publié à l'automne 2018 dans la revue littéraire étudiante de l'Université du Québec à Rimouski Caractère autour du thème "Pulsions".
To write this story I have been inspired by two major books "Hunger" by Knut Hamsun and "Twenty-four hours in the life of a woman" by Stefan Zweig.
It has been published in november 2018 in the student literary magazine of the University of Quebec in Rimouski Caractère (theme : impulses).
Il marche pieds nus au bord de la plage. Par moments, les vagues attrapent un éclat de soleil et le lui renvoient au visage. Il détourne les yeux trop tard, l’éclat a déjà franchi son iris, provoquant un aveuglement aussi brutal qu’éphémère. Il enfonce une main dans sa poche, l’autre tient les chaussures, deux doigts en crochets, chaussettes tassées dans le fond. La mer frotte le sable.
Il retarde le moment d’y aller, laisse l’excitation grandir, ne pense qu’à ça, l’excitation. Dans sa poche, il serre le tas de billets pliés en deux, retiré à la banque après avoir garé la voiture, ce qui est fait n’est plus à faire répétait son père, ses économies, les dernières, jusqu’à la prochaine fois. L’eau chatouille ses pieds plus qu’elle ne caresse, c’est désagréable. Elle recule et l’attire, l’enfonce dans le sable imbibé, pour l’entraîner dans les profondeurs, l’emmener vivre auprès de créatures phosphorescentes dans un silence étouffant.
Il se retourne et observe l’édifice faussement ancien dépassant de derrière les cabanons aux toits pointus, un balcon étroit le parcourt, clôturé d’une balustrade noire percée de motifs géométriques. Sur les longues fenêtres, un voile presque rose, les nuages dans le ciel en miroir. Il se demande un instant pourquoi on ne trouve ces lieux-là que dans les stations balnéaires, et puis la pensée s’en va sous forme de bulle dans l’air. En venant du sable, la rudesse du bitume surprend. Il ne remet pas tout de suite ses chaussures, fait claquer ses pieds.
Dans le hall, il présente sa carte avec aisance, mais sans sourire trop grand non plus, rester naturel, inodore. Il échange ses billets contre des jetons de plastique. Dans la première salle au plafond haut comme deux étages, un bruit familier, le cliquètement des roues et aussi les mouvements, les mains qui s’agitent et répartissent les cartes, les pieds qui trépignent contre les barreaux des tabourets et enfin les lumières, le clignotement, le rouge de la moquette. Il absorbe, remplit son corps de désir et entreprend de rejoindre une salle secondaire qui constitue sa première étape. Il commence toujours par là, pour le rituel. Rallonger le temps pour rendre le moment plus chaud, plus intense, plus nécessaire. Au début, quand il a découvert le jeu par l’ordinateur, il y passait toutes ses nuits, y pensait toutes ses journées. 13, 24, 9, 11, 21, 21, 21, blackjack, poker, le son de la monnaie virtuelle qui remplit le porte-monnaie artificiel. Une fois qu’il avait décidé de sortir de chez lui, la même obsession chez les autres l’avait dans un premier temps réfréné, comme de se partager des images pornographiques. Mais on s’habitue à tout, chacun vit et joue pour soi de toute façon. Alors il est revenu, affamé, d’une faim sans fond, dont l’apparition se produit par à-coups et à la vie quotidienne se superpose soudain la pensée du jeu. Le clic du bouton d’ascenseur, le contact de ses fesses sur une banquette de restaurant, la vue d’éclats de lumière sur l’eau, tout est prétexte. Ensuite ça ne le lâche plus, impossible de s’en détourner, il doit y aller, et la décision l’apaise, le rassure, comme de penser en marchant dans le froid et sous la pluie au moment où l’on franchira sa porte d’entrée pour retrouver la chaleur de son foyer. Et puis merde il dit, on peut bien le laisser tranquille après tout, il ne dérange personne ici, dans ce bâtiment, cœur aux battements apaisants, en lui et loin du monde. Pendant qu’il avance, un vertige le saisit, ses yeux roulent, sa tête tangue, il regarde dans le vide depuis une falaise, s’imagine sauter, juste pour voir, par curiosité, sans craindre pour sa vie, seulement pour suivre les courants, et effleurer la mer du bout des doigts. Il se tient raide sur la moquette rouge, se souvient d’un livre que son père lui a fait lire adolescent, le personnage, affamé, arpente la ville à la recherche de la moindre petite pièce de monnaie. Et lorsqu’enfin il l’obtient, il s’arrange toujours pour y renoncer, n’être jamais rassasié. Ne jamais garder l’argent mais s’en servir pour rechercher ce très court instant où l’on ne respire plus, l’instant suspendu juste avant la jouissance, c’est pour ça qu’il est là, dans ce bâtiment près de la plage. Parce que le meilleur moment est presque finalement celui juste avant la jouissance, où tu sais qu’elle va surgir et que tu peux la contrôler, en ralentir l’arrivée pour te retrouver en suspension. Les machines apparaissent enfin devant lui, armatures plastifiées alignées contre le mur. Il les contemple, il pourrait quitter les lieux, personne ne le force, il ne le veut pas, ce qu’il cherche c’est tromper le besoin de sommeil, que ses yeux gorgés de la lumière bleue des écrans ne se referment plus, à la manière des poissons phosphorescents. Finalement, il se dirige vers celle dans l’angle, s’installe sur le siège tiède et sort de sa poche un jeton au motif rouge strié, tel une bouée de sauvetage. L’écran forme une petite fenêtre sur sa cornée, et dans la fente surmontée d’une flèche jaune, il glisse son premier jeton.
A.S-D.
Couverture livret ©Alexandre-Xavier Montbleau